vendredi 3 mars 2017

Collègues 2

Il n'est jamais facile de connaître les raisons qui guident nos choix de vie, ceux qui nous amènent à exercer telle activité, tel métier. Pour tenter d'y parvenir, on peut tout de même observer. Et à fréquenter mes collègues, je me rend compte de certains traits psychologiques qui, par leur originalité, pourrait expliquer leur qualité de personnel hôtelier, et en particulier leur rôle de réceptionniste.

Kawasaki est frustré sexuellement, à presque cinquante ans, n'osant "tromper" son ex-fiancée de plus d'un an, ni rompre le contact téléphonique quotidien qu'il se sent le devoir émotionnel de maintenir. Il est exagérement timide, aussi, comme le montre sa gène intense et sa propension à changer de sujet façe au moindre compliment du manager M. Nakamura. Ce dernier est lui complètement obsédé par son travail, vivant au bureau chaque jour de la semaine, de tôt le matin jusqu'à tard le soir.

Abe consacre à son travail légèrement moins d'heures par semaine mais avec une intensité sans pareil, soumettant littéralement son corps à sa fonction, le dos toujours bien droit et penché, les jambes pliées pour toujours en position inférieure par rapport aux clients.

Yang, le stagiaire chinois, avec le temps gagne en assurance et se tranforme en petit chef, dont la condescendance et l'autoritarisme n'ont d'égales que la déference et la politesse exagérée qu'il déploie envers les clients. Comme portant un masque aux deux faces hideusement contradictoires.

Yuki le nouveau venu est au contraire apprécié de tous, si j'en juge par les anecdotes de beuveries qu'il partage déjà avec les collègues du restaurant après seulement quelques journées de fonction. Pas de méprise possible quant à son regard embrumé et sa démarche trainante, il a la bienséance d'annoncer spontanément son alcoolisme, et, comme beaucoup ici avec la cigarette, bien loin de lui l'idée d'arrêter. Son trouble est éthylique Il s'enfile trois pintes de bière quotidiennement, et la bouteille d'awamori les meilleurs jours. Kawasaki me confiait aussi avoir besoin d'un betit shot de whisky au réveil. Et le vice de Yuki lui permet même de flotter, non sans grâce, à travers ses fonctions sans s'alourdir du faire-semblant que les plus sobres d'entre nous se sentent obliger de porter. Non, Yuki n'est résolument pas dénué d'un certain charme, comme lorsque son regard perdu dans le vide capte soudainement qu'on le reluque, et qu'il se met à rire de bon coeur.

Yoshi semble à première vue bien dans sa peau, mais son regard fuyant et son incapacité à initier toute conversation trahissent, comme chez Kawasaki, une timidité maladive, terreau de la soumission au masque, de par l'illusion de protection qu'il offre.

La frustration et peut-être un traumatisme dans l'enfance se traduisent chez Watanabe par une condescendance glacée, surtout envers les hommes, et le stress de bien paraître devant les clients point dans son rire nerveux.

Yuuki, elle, s'use à rire frénétiquement, après chaque phrase dirait-on, mais son sourire permanent dissimule mal les apnées du sommeil dont elle souffre depuis qu'elle exerce ce métier.

De tous les collègues de la réception, c'est au final Keiko qui semble le mieux dans sa peau. Elle est joyeuse et sereine, parvenant dès que possible à s'arrimer à un échange sincère avec des clients ou des collègues. Elle est aussi la plus lucide sur le besoin d'artificialité des relations dans ce contexte professionnel, et cela ne la comforte que très relativement dans son choix d'être là.

Moi non plus je ne peux pas dire véritablement assumer ma présence à ce poste, mais il me fallait bien un employeur pour sponsoriser mon visa et me permettre de résider plus de trois mois dans les îles. Psychologiquement parlant, je partage la sensibilité de Keiko, et craint l'effet délétère de cet environnement. Il ne ferait pas bon traîner trop longtemps dans cette machine infernale, qui, nous prenant pour ses rouages, absorbe lentement notre humanité.

Mais ce processus inexorable ne l'est que parce qu'on s'y soumet, à divers degrés. Totalement pour les managers, partiellement pour les aspirants manager tels que la docile Teruya, ou selon quelque tendances masochistes pour d'autres.

Sommes-nous guidés dans nos choix par ces sensibilités intérieures? Nos choix les nourissent-elles en retour? Autrement dit, est-ce notre nature qui nous attire vers un certain métier, ou est-ce la pratique de ce métier qui forge notre identité? Il s'agit d'un processus complexe, dont quelques bribes de portraits ne sauraient, seules, rendre compte.